
L'assassinat
Révélations
Dans l’affaire Wybran, la donne change au début de l’année 2008 avec l’arrestation au Maroc d’une trentaine d’activistes islamistes soupçonnés d’appartenir au réseau Al-Qaida et de comploter contre le roi Mohammed VI. Parmi eux – le cerveau présumé de ce réseau – un homme de cinquante-et-un ans, du nom d’Abdelkader Belliraj. Ce Marocain, qui possède également la nationalité belge depuis juin 2000, a été arrêté à Marrakech le 18 janvier, alors qu’il sortait de l’hôtel Fashion, qu’il dirigeait bien qu’il soit enregistré au nom de son frère. Belliraj se rendait régulièrement au Maroc pour superviser les affaires de ce trois étoiles situé au centre-ville, doté d’un café avec une belle terrasse. De source policière marocaine, le lieu était connu comme un repaire de hors-la-loi. Arrêté, Belliraj est interrogé à la prison de Temara pendant 12 jours, puis à Rabat et enfin à Casablanca. Un mois après son arrestation, le gouvernement marocain annonce, le 18 février 2008, le démantèlement d’un réseau terroriste djihadiste clandestin, dont il serait le leader.
Belliraj présente un curriculum vitae bien rempli : chef terroriste présumé, assassin, gangster, informateur – et hôtelier. La parcours de cet homme sur un quart de siècle retrace une histoire singulière du radicalisme islamiste. Les différentes investigations avancent qu’il aurait rencontré l’ayatollah Rouhollah Khomeini en 1981 et partagé la table d’Oussama ben Laden dix jours seulement avant les attentats du 11 septembre. Idéologue de premier plan des milieux radicaux marocains et homme de main du mercenaire palestinien Abou Nidal, il est également collecteur de fonds pour Al-Qaïda. Mais, en parallèle, Belliraj est aussi devenu un informateur rémunéré de la Sûreté de l’État belge : grain de sable qui va bloquer la machine judiciaire.
Les aveux d’Abdelkader Belliraj lors de ses interrogatoires de 2008, consignés dans un rapport du juge d’instruction marocain, éclairent l’assassinat de Joseph Wybran. Belliraj y déclare notamment « qu’il est entré en contact avec l’organisation terroriste d’Abou Nidal, lors de son séjour en Algérie en 1988. L’une de ses tâches consistait à recueillir des informations sur des personnalités saoudiennes en Belgique. » Après trois mois d’enquêtes sur l’affaire Belliraj durant lesquels il assiste au procès, le journaliste Kristof Clerix, spécialiste des services secrets, publie dans le magazine MO* (Mondiaal Nieuws) une série d’articles très fouillés. Il retrace le parcours du terroriste, de 1971 à 2009. Les informations relatives aux six meurtres perpétrés en Belgique sont tirées des interrogatoires en possession du juge d’instruction.
Une série de meurtres
Belliraj confesse dans ses aveux avoir exécuté ou fait exécuter six personnalités juives et non-juives sur le territoire belge, entre 1988 et 1989, selon la chronologie suivante :
Le 23 juillet 1988, Raoul Schouppe, un herboriste, est abattu derrière le comptoir de sa boutique située près de la gare du Midi à Bruxelles. Schouppe est un ancien militaire. Il était l’objet de rumeurs dans la communauté marocaine de Bruxelles selon lesquelles il était un juif marocain « un peu sorcier », en référence aux produits qu’il vendait et qui avaient la réputation de n’être fournis que par des « sorciers marocains ». En réalité, il n’était pas juif ni davantage sorcier. Belliraj a avoué son meurtre lors des interrogatoires : « Je l’ai attrapé par le trou de la vitre qui nous séparait. Je lui ai tiré une balle dans la tête. Puis, avec le commando, nous sommes rentrés chez nous, sans que personne ne nous voie ».
Le 16 août 1988, le tailleur juif et homosexuel Marcel Bille est tué, lui aussi, d’une balle dans la tête. Un randonneur découvrira son corps sans vie dans une forêt de Braine-le-Château, dans l’arrondissement de Nivelles. Dans son interrogatoire du 16 février 2008, Belliraj précise : « Il rémunérait pour des relations sexuelles des étudiants marocains qui n’avaient pas beaucoup d’argent. Un dimanche matin de 1988, je me suis rendu dans un café près de la gare du Midi de Bruxelles où je savais que le Juif se trouverait. J’ai engagé la conversation avec lui et lui ai donné rendez-vous pour le soir même. Je lui ai fait croire que je voulais coucher avec lui ». Belliraj aurait conduit Bille dans une forêt près de Bruxelles. « J’ai attendu qu’il ne fasse pas attention pendant un moment. J’ai pointé mon GP 9mm sur sa tête et je lui ai mis une balle dans la tête. Puis j’ai poussé son corps hors de la voiture avec mes deux pieds et je l’ai laissé là. » Selon ses dires, à travers ces deux premiers meurtres, Belliraj aurait cherché à « se faire la main ».
Le 29 mars 1989, l’imam Abdallah Al Ahdal et son adjoint Salem al-Buhairi sont abattus à la Grande Mosquée par les « Soldats du Droit ». Belliraj précise : « Al Ahdal avait critiqué la fatwa contre Salman Rushdie. Il a été ciblé à la demande de l’organisation d’Abou Nidal, avec comme intermédiaire Abou Ali le Palestinien, représentant de Nidal en Algérie. Lorsque nous avons rassemblé toutes les informations le concernant, nous sommes arrivés à la conclusion que le meilleur endroit pour le tuer était le centre islamique, qui était ouvert au public. J’ai demandé à mes complices de l’éliminer. »
C’est ensuite le 20 juin 1989, que l’Égyptien Samir Jah al-Rasoul, chauffeur de l’ambassade saoudienne, est assassiné dans le hall de son immeuble du quartier d’Ixelles. L’attaque est revendiquée par « l’Organisation des peuples libres de la péninsule arabique ». « Je surveillais les alentours de la maison. J’ai jeté l’arme du crime dans les égouts après. J’ai ensuite contacté Abou Ali Le Palestinien et je l’ai informé du résultat de l’opération. Par la suite, j’ai appris le nom de la victime par les médias. Nous n’avions pas tué la bonne cible. » La « bonne » cible du groupe était en fait l’Ambassadeur saoudien.
Enfin, le 3 octobre 1989, le Professeur Joseph Wybran est exécuté. Les « Soldats du Droit » revendiquent à nouveau l’attentat. Belliraj explique à la police marocaine en 2008 : « Nous voulions tuer Wybran parce qu’il défendait des vues sionistes radicales. Le 3 octobre 1989, je me suis rendu avec ma voiture à l’hôpital où il travaillait. Mon complice, Ahmed Moukliss, a tiré sur Wybran. Nous avons fui ensemble dans ma voiture. J’ai jeté l’arme du crime dans les égouts. Après l’opération, j’ai informé le groupe d’Abou Nidal en Algérie. »
C’est avec l’assassinat de Joseph Wybran que s’achève la série meurtrière d’attentats commis en Belgique par Belliraj et ses complices pour le compte d’Abou Nidal.
Les réactions belges aux révélations
En Belgique, suite aux aveux d’Abdelkader Belliraj, le parquet fédéral fait enfin le lien avec les six assassinats perpétrés sur le territoire national et ouvre un dossier pour terrorisme. Emmy Wybran s’adresse alors à Maître Michèle Hirsch pour la défendre tandis que le CCOJB se constitue partie civile. « J’ai demandé à disposer des cinq dossiers des meurtres de Bruxelles et de celui de Nivelles. Ils n’avaient pas été ouverts depuis longtemps et étaient littéralement recouverts de poussière. Or, des corrélations auraient pu être faites bien avant les aveux. La balistique, par exemple : six victimes, trois armes, les mêmes ! Ces dossiers n’ont jamais été joints. » a expliqué l’avocate lors d’une importante cérémonie en mémoire du docteur Wybran, le 7 octobre 2014, à l’ULB, à l’occasion du 25ème anniversaire de son assassinat.
Que faire de notre agent ?
C’est à la presse néerlandophone que revient le mérite d’avoir, la première, enquêté et diffusé nombre d’informations percutantes. Le 29 février 2008, deux médias, VTM Nieuws et De Standaard dévoilent que Belliraj était un informateur de la Sûreté de l’État depuis des années. Il avait été recruté par la section de la Sûreté de l’État de Gand et travaillait pour la cellule « Affaires musulmanes ». Il était payé à l’information au moyen de salaires quasi mensualisés. La nouvelle fait l’effet d’une bombe. Alain Winants, administrateur général de la Sûreté de l’État, dépose une plainte contre X en raison de la fuite. Un Comité est mandaté pour faire la lumière sur cette affaire, sans traiter la question de savoir si Belliraj était effectivement un informateur ou pas. Or, dès le début des années quatre-vingt, la Sûreté belge avait déjà fiché Belliraj comme étant un extrémiste islamiste pro-iranien et un opposant au roi du Maroc.
Au regard de ces révélations, l’attitude du parquet pose donc question. Le fait qu’Abdelkader Belliraj ait été un informateur rémunéré à partir de 2000, malgré ses activités, (elles lui avaient valu le refus de sa demande de naturalisation à deux reprises), en est-il la cause ? Ou bien sont-ce les révélations sur son rôle de chef du réseau d’Abou Nidal en Belgique, alors qu’un accord avait été conclu entre l’État belge et le chef du Fatah-CR afin de préserver la tranquillité territoriale ? Le journaliste Georges Timmerman, rédacteur en chef du site d’information Apache, et auteur de l’ouvrage très documenté, « Het Geheim van Belliraj », précise les conditions du deal, conclu en 1991, entre le Royaume de Belgique et le mouvement terroriste d’Abou Nidal. Les conditions en étaient les suivantes selon lui : des espèces sonnantes et trébuchantes, dont une aide de 6,6 millions de dollars à des projets palestiniens dans la vallée de la Bekaa, au Liban, la prise en charge de deux étudiants palestiniens en Belgique, et, fait connu dès janvier 1991, la libération de Saïd Nasser, l’auteur de l’attentat contre des enfants juifs, rue Lamorinière, à Anvers, le 27 juillet 1980, en échange de la libération du docteur Jan Cools et de la famille Houtekins-Kets. Et évidemment, en contrepartie, l’engagement d’Abou Nidal de ne plus frapper sur le sol belge.
En effet, Belliraj avait été observé par les services belges en 1986, 1988, 1990, 1993 et 1999 lorsque ces derniers s’intéressaient au profil chiite de l’opposant marocain.
La cellule antiterroriste belge avait également ciblé le profil de Belliraj, lui donnant le surnom d’El Palesto – en raison de son attachement à la cause palestinienne. La naturalisation de Belliraj avait été rejetée en 1998, sur avis négatif de la Sûreté. Deux ans plus tard, au moment où Belliraj situe son recrutement, ce service rend deux avis différents à une semaine d’intervalle. Négatif le 6 juin : « Belliraj était connu de nos services pour ses activités au sein du mouvement radical islamiste algérien et marocain. » Positif le 13 juin : « Durant les années 1980, Belliraj était connu de nos services pour ses activités au sein des milieux marocains pro-iraniens. Depuis lors, il n’a toutefois plus attiré notre attention, ni dans ce contexte, ni pour tout autre activité. » Et le service de conclure : Belliraj a un casier judiciaire vierge.
Une information pourtant largement démentie par plusieurs rapports de police qui mentionnent de nombreuses inscriptions au casier judiciaire de Belliraj : en 1986 pour coups et blessures volontaires et fraude au sein de la Confédération des Syndicats Chrétiens, en 1987 pour abus de confiance et soupçons de trafic d’armes, de faux passeports et « d’appartenance à une organisation radicale. » Cerise sur le gâteau, selon le journaliste d’investigation de La Dernière Heure, Gilbert Dupont, citant des sources policières, Belliraj aurait été le cerveau du braquage de la Brink’s perpétré par un commando de six personnes, sur le tarmac de l’aéroport de Findel, au Grand-Duché de Luxembourg, le 17 avril 2000, avec un butin estimé à 17,5 millions d’euros. Selon la même source, il aurait également pris part à l’évasion, en mars 2003, de son complice, Abdellatif Bekhti, purgeant sa peine de 20 ans de réclusion à la prison luxembourgeoise de Schassig.
Les révélations sur la naturalisation de Belliraj comme son recrutement par la Sûreté suscitent de vives réactions en Belgique. Le Comité permanent de contrôle des services de renseignement (Comité R) dans un rapport provisoire sur l’affaire Belliraj s’interroge sur le fait de savoir si la Sûreté a facilité sa naturalisation belge. Or il est apparu, durant l’enquête du Comité R, que le premier avis négatif avait disparu « de manière inexplicable » des archives du parquet de Gand. Un communiqué de presse au nom de la Sûreté dénonce « des rumeurs non-fondées », et précise : « les deux courriers (des 6 et 13 juin – NDLA) ne se contredisent pas: le second courrier est une actualisation du premier ». Reste que le Comité R a constaté ne pas avoir reçu d’explication sur le fait que deux avis aient été rendus à huit jours d’intervalle
Par ailleurs, de nombreuses questions écrites au ministre de la Justice concernant les zones d’ombre de l’affaire Belliraj ont été régulièrement soumises par des parlementaires, sénateurs et députés de différents partis, francophones et néerlandophones. Parmi bien d’autres, la Sénatrice Anke Van Dermeersch dépose, le 13 janvier 2012, une « Proposition de loi modifiant la législation en ce qui concerne la suppression de la Sûreté de l’État » (portant numéro 5- 1435/1) précédée d’un réquisitoire implacable sur toutes les bavures imputées à la Sûreté, en particulier dans l’affaire Belliraj.
Du point de vue de la Sûreté de l’État, il n’y a donc pas de raison de remettre en cause la question de la naturalisation de Belliraj. Elle n’infirme ni ne confirme le fait qu’il ait pu être un agent recruté comme la loi l’y autorise afin de préserver la sécurité de chacun de ses informateurs. Quant à l’existence d’un réseau terroriste dirigé en Belgique par Belliraj et responsable des six meurtres non élucidés commis sur le territoire national, suite à ses aveux dans le cadre de l’enquête menée au Maroc, la Sûreté a publié ses conclusions dans son rapport annuel de l’année 2008, mis en ligne en 2010 et réfute l’existence du réseau Belliraj, son implication dans les six meurtres.
Le parquet fédéral s’est appuyé sur ces conclusions pour réclamer le non-lieu dans l’enquête pénale ouverte contre X.
Un dernier soubresaut de l’affaire, dont toute la presse belge va se faire l’écho, se produit le 18 juillet 2018, avec l’arrestation de Lahbib El-Mahmoudi, alors qu’il est en villégiature à l’hôtel Sebino, à Sarnico, au nord de l’Italie. Il est l’un des six membres du réseau Belliraj. Se croyant définitivement à l’abri des poursuites judiciaires, alors que le mandat d’arrêt international émis contre lui par le Maroc est toujours en vigueur, ce ressortissant belgo-marocain a baissé sa garde. La presse italienne relate le 21 juillet son arrestation surprise par les carabiniers et son extradition vers le Maroc où il sera interrogé sur l’assassinat de l’imam de la Grande mosquée de Bruxelles, de son secrétaire et du chauffeur de l’Ambassade d’Arabie Saoudite. Le 25 juillet, la RTBF titre : « L’arrestation de Lahbib El-Mahmoudi va-t-elle rouvrir des « cold cases » belges? » Et dans un article percutant, dans La Dernière Heure du 27 juillet, intitulé « Belliraj voulait bombarder les funérailles du Dr Wybran », Gilbert Dupont rapporte que lors de son interrogatoire, El-Mahmoudi avait révélé que Belliraj voulait frapper, en sus de l’assassinat, le cortège de funérailles du docteur Wybran, dans l’enceinte du cimetière.
Un dernier soubresaut resté sans effet. Les « cold cases » le sont restés.